La guerre arrive toujours trop tôt. Une fois encore, l’engagement militaire russe en Ukraine vérifie cette analyse. Il n’est donc pas surprenant que le Chancelier allemand Olaf Scholz vienne d’annoncer un plan géant d’investissement dans la défense d’un montant de 100 milliards d’euros. Oui, ce n’est pas une faute de frappe : il s’agit bien de 100 milliards et non 100 millions. D’autres annonces de ce genre pourraient avoir lieu au travers de l’Europe. L’attaque russe contre l’Ukraine a indubitablement transformé les ambitions nationales et collectives des Européens en matière de défense. Cependant, l’Allemagne est-elle en mesure de dépenser efficacement cette manne budgétaire ? La question se pose pour les autres pays également. En effet, il n’est si pas évident de dépenser des montants aussi importants dans la défense. Contrairement à ce que nous pourrions croire, cela prendra du temps pour que les armées et les entreprises soient capables de répondre à l’impulsion budgétaire. L’afflux massif d’argent n’est pertinent que si les armées ne sont pas capables de remonter en puissance. Or, ce processus peut prendre plusieurs années. La réussite de ce processus dépend des capacités d’où nous partons, tant militaires qu’industrielles. C’est là l’enjeu-clé d’aujourd’hui. Sommes-nous capables en France, en Allemagne et dans les autres pays occidentaux de passer d’une économie de paix à une économie de guerre ?
Alors que les États-Unis et l’OTAN n’ont cessé depuis des années d’appeler à un accroissement des efforts de défense, en particulier par une augmentation significative des dépenses dans les équipements, force est de constater que les efforts budgétaires supplémentaires n’ont pas bénéficié d’une priorité suffisante pour que les armées de l’Alliance atlantique puissent être prêtes au bon niveau face à la menace russe. Pourtant, cet objectif a été réaffirmé et approuvé lors du sommet de l’OTAN non pas à Bruxelles l’année dernière, mais au Pays de Galles en 2014.
La planification capacitaire est certes un exercice difficile. Trop de dépenses et les armées sont critiquées d’avoir des poussées de militarisme. Trop peu de dépenses et elles n’ont pas les ressources pour pouvoir s’engager rapidement et au bon niveau. Ceci n’est pas un problème nouveau. En 1914 déjà, rappelle Benoist Bihan (1), les armées notamment françaises et allemandes se sont dangereusement approchées d’une rupture de leurs stocks de munitions au bout de quelques semaines de guerre.
Les stocks coûtent toujours trop chers… tant que les armées n’en ont pas besoin. Le défi de la crise actuelle est donc double : les armées sont-elles dotées de stocks suffisants, notamment de munitions ? Et l’industrie de défense peut-elle répondre rapidement à une remontée en puissance des ressources militaires ? Pour s’engager militairement, il faut pouvoir durer. Cela suppose d’avoir un nombre adéquat de plateformes, mais aussi et surtout les munitions et les pièces de rechange qui leur permettent d’être opérationnelles. Si la constitution des flottes modernes et conséquentes a bien fait l’objet d’efforts notables depuis le sommet de l’OTAN en 2014, ce qui explique en grande partie l’accroissement important des dépenses militaires ces dernières années, les stocks de munitions ont parfois, pour ne pas dire très souvent, été négligés. Ils ont en effet reçu la part congrue des dépenses, en particulier dans les pays européens.
Les rapports parlementaires récents le soulignent, notamment celui des députés Patricia Mirallès et Jean-Louis Thiériot (2). Les armées françaises n’ont pas assez de munitions pour tenir des engagements de haute intensité qui dureraient plusieurs semaines, voire dans certains cas quelques jours. Le constat est partagé par la plupart des pays européens. Le général Alfons Mais, Chef d’État-major de l’armée de Terre allemande, a ainsi posté sur LinkedIn un message indiquant que « la Bundeswehr, l’armée que j’ai le privilège de diriger, est plus ou moins nue.Les options que nous pouvons offrir aux décideurs politiques pour soutenir l’Alliance sont extrêmement limitées. »
Or, les premiers jours de la guerre russo-ukrainienne laissent penser que tout engagement militaire majeur sera long et intense, requérant de ce fait des ressources bien supérieures à celles dont sont dotées les armées occidentales. Si la situation est tenable pour les États-Unis toutes choses étant égales par ailleurs, elle est pour le moins préoccupante en Europe. Les soutes sont presque vides et les armées manquent d’épaisseur stratégique ! En effet, depuis le début du siècle, les pays européens ont fortement réduit leurs stocks de munitions, qui ont été les premières victimes des coupes budgétaires. Depuis au moins 15 ans, les « think tanks » alertent sur des stocks échantillonnaires. Si cette approche a permis de préserver a minima les compétences tant des militaires (entraînement) que des entreprises (savoir-faire), elle est surtout adaptée pour des opérations extérieures de faible ampleur et intensité. Aujourd’hui, l’insuffisance de ces stocks apparaît au grand jour.
Or, et c’est le deuxième problème, l’outil industriel à lui-même a été réduit à un format minimaliste depuis les années 1990. À force de restructurations des entreprises et de révisions des cibles capacitaires, la base industrielle est tout juste suffisante pour un temps de paix et afin de préserver les savoir-faire. Les États ont surtout cherché à ne pas avoir de ruptures dans les capacités de conception et de production qui compromettraient la capacité non seulement d’accroissement de la production à court terme (bien que sur de faibles volumes), mais également de préparation des futures générations de matériels. Cette base industrielle a minima ne dispose plus de capacités de rebond. Comme le soulignent les députés Mirallès et Thiériot, pour certaines munitions, les délais de production – hors activités déjà programmées –, sont de 24 à 36 mois et, pour certaines plateformes, ils peuvent atteindre jusqu’à six ans. D’après les industriels qu’ils ont auditionnés, l’ouverture en urgence de nouvelles chaînes prendrait elle-même entre 18 et 36 mois pour la majorité des matériels et équipements, atteignant jusqu’à cinq à six ans pour les plus complexes.
Une étude du CSIS montrait d’ailleurs en janvier 2021 que même aux États-Unis, l’industrie de défense n’est pas capable, à court terme, d’augmenter les cadences de production. A capacités industrielles inchangées, si les armées américaines perdaient des matériels, l’industrie mettrait 8 ans en moyenne pour les remplacer… (ce qui permet de souligner que l’achat « sur étagère » de munitions et de matériels aux États-Unis n’est ni envisageable, ni souhaitable). Sachant que les États-Unis ont la plus importante industrie au monde et qu’ils n’ont jamais dépensé autant pour leur défense en temps de paix, il est possible de prendre la mesure des difficultés auxquelles font face les Européens.
Au-delà de la réaction face à la guerre en Ukraine, la réponse au retour des États puissances passe par une réorganisation de la politique industrielle de défense pour redonner des moyens de remontée en puissance que les entreprises n’ont plus. L’outil industriel doit être repensé pour sortir d’un état de tension permanente même pour de faibles augmentations des volumes de production. Il s’agit d’une petite révolution à accomplir, en inversant la tendance de long terme de contraction de la base industrielle qui n’était adapté qu’à un temps de paix garantie. Cet effort est nécessaire pour être capable d’accroître significativement les stocks à court terme, mais aussi pour disposer d’une capacité de réponse en cas de consommation accélérée de ces stocks. Cet outil industriel est indispensable car, compte tenu de la sophistication des matériels militaires, il est difficile aujourd’hui de transformer les socs de charrue en épées ou les usines de voitures en manufactures de chars…
Renaud Bellais – Co-directeur de l’Observatoire de la Défense de la Fondation Jean-Jaurès et chercheur associé à l’ENSTA Bretagne, à l’Université Grenoble Alpes (CESICE) et à l’Université Lyon 3 (IESD). Mars 2022.
(1) Benoist Bihan, « Force sans endurance n’est que ruine d’un plan de guerre », Guerre & Histoire, février 2022.
(2) Patricia Mirallès et Jean-Louis Thiériot, Rapport d’information sur la préparation à la haute intensité, 17 février 2022