Difficile aujourd’hui de savoir quelle sera la situation des entreprises européennes de défense lorsque seront levées les entraves à leur activité liées à l’actuelle crise sanitaire. Rien n’incite cependant à l’optimisme. Celles de la filière aérospatiale qui sont duales seront durement impactées au titre de leurs activités civiles. Celles de taille petite ou moyenne seront à cours de trésorerie, incapables d’investir, à la merci de prédateurs plus fortunés. Celles enfin dont la survie passe par l’exportation verront leurs perspectives remises en cause par la brutale dégradation des finances publiques de leurs clients.
Par ailleurs, rien n’indique que les plans massifs de relance envisagés par les gouvernements ou au niveau européen profiteront aux budgets de défense, alors que la crise a fait émerger d’autres priorités comme la recherche, la santé ou la quête d’autonomie dans certains secteurs de la vie courante dont le confinement a mis le caractère essentiel en lumière.
Certains plaideront, à juste titre, que les menaces qui pèsent sur notre sécurité sont plus que jamais là, que l’industrie de défense reste un pilier de l’activité économique, bénéfique pour la balance commerciale, pourvoyeur d’emplois et d’innovation, ou encore que les moyens de la Défense ont joué un rôle crucial dans la guerre contre l’épidémie… Nous verrons bien.
Alors que les grands projets européens concernant l’armement en coopération sont aujourd’hui par la force des choses en pause, et qu’ils reprendront avec une base industrielle à n’en pas douter fragilisée, prenons le temps de la réflexion et essayons de tirer deux enseignements de la période mouvementée traversée depuis 3 ans.
Face à la volonté politique de convergence exprimée à Bruxelles et dans plusieurs capitales entraînées par Berlin et Paris, l’attitude des opérateurs industriels reste ambivalente. Après un moment d’hésitation, les projets annoncés, qu’il s’agisse du SCAF, du MGCS ou du Fond européen de défense, ont indiscutablement suscité l’adhésion et les entreprises intéressées se sont impliquées, y compris pour certaines d’entre elles, en autofinançant pour partie de premiers travaux.
En même temps, force est de reconnaître que cette motivation bienvenue a été très vite occultée par une foire d’empoigne où chacun s’est efforcé de gagner une position de leader sur les segments de sa compétence au détriment de la logique d’ensemble. Cela a considérablement retardé les accords nécessaires au démarrage des projets et abouti à des schémas de gouvernance industrielle qui défient le bon sens et n’augurent rien d’heureux pour l’avenir. De la période de confinement actuelle pourrait cependant résulter un resserrement de la base industrielle avec des restructurations et une réduction du nombre d’acteurs. Nul doute en tout cas que, soumises à une exigence plus aigüe de survie, les entreprises devront en rabattre de leurs exigences de positionnement afin d’assurer la pérennité de programmes auxquels elles souhaitent contribuer.
De la même façon, les mécanismes de gouvernance étatique de ces ambitieuses initiatives ont clairement fait la preuve de leurs limites. L’attelage franco-allemand affiche par exemple une distorsion paradoxale entre une volonté politique réitérée au fil des rencontres ministérielles et des sommets, et l’inertie constatée dans le face-à-face de deux administrations peu habituées à travailler de conserve, et dont la ligne de conduite privilégie ce qu’elles perçoivent comme des intérêts industriels nationaux. Cette confrontation s’autoalimente avec le choix commun qui a été fait de trier les entreprises en fonction de leur nationalité réelle ou présumée. On s’est ainsi accordé pour organiser la coopération entre deux camps, l’un allemand, l’autre français, contraignant des sociétés franco-allemandes, dont la création avait précisément pour objectif de dépasser les frontières, à un exercice schizophrénique de choix de leur drapeau. Et la règle du juste retour, poison bien connu de la coopération, est dans ce contexte admise comme une évidence. Là aussi, la sortie de crise sera un réveil douloureux mais, espérons-le, salvateur : l’inefficacité et les surcoûts de cette approche en définitive traditionnelle ne seront plus tenables.
Le défi auquel se trouveront confrontés dans quelques mois les acteurs et décideurs de la politique d’armement en Europe sera finalement celui qui se pose aujourd’hui à l’Union Européenne dans son ensemble : celle-ci sera-t-elle en mesure de trouver une réponse collective pour venir à bout du COVID19, puis faire repartir la machine économique ? Dans la défense aussi, l’égo-nationalisme manifesté par le partenaire américain pendant cette crise pourrait rallier les plus réticents à cet impératif.