La France investit plus de 3 Mds€ par an dans la R&D de défense : un montant significatif en Europe, à parité avec le Royaume-Uni et nettement devant les 900M€ dépensés par l’Allemagne. Pourtant, cet effort est a minima et s’avère aujourd’hui insuffisant pour apporter à nos soldats les équipements dont ils ont besoin. De plus, un surcroît d’effort budgétaire est nécessaire pour adapter nos modes d’innovation aux évolutions des besoins opérationnels et du monde industriel.
Accompagner le nouveau cycle d’équipement des armées. L’obsolescence naturelle des équipements entrés en dotation il y a 10 ou 20 ans conduit à développer dès aujourd’hui les plateformes qui leur succèderont bientôt. L’armement s’inscrit dans des cycles d’acquisition de 15-20 ans. Nous allons donc entrer dans une phase de réinvestissement liée à l’usure des matériels, à la nécessité de dépasser certaines obsolescences et à l’adaptation des équipements aux évolutions géostratégiques et technologiques. Le défi qui est devant nous est lié à la nécessité de rééquiper les armées à partir de la prochaine décennie. Or la trajectoire budgétaire ne peut pas être linéaire quand nous entrons dans un nouveau cycle d’acquisition. Il faut accepter que les dépenses de R&D s’accroissent de manière significative – et non à la marge – dans les années à venir, d’abord en termes d’études amont puis de démonstrateurs et de développements capacitaires.
Mieux gérer les réponses aux menaces, notamment asymétriques. S’il y a une leçon à tirer des engagements militaires récents, c’est bien que raisonner à partir d’une logique d’affrontement classique entre Etats n’est plus suffisant pour équiper nos soldats. Nous ne choisissons ni nos adversaires, ni les modalités de la confrontation ou encore le terrain sur lequel elle se réalise, comme le montrent les opérations en Afghanistan, en Irak ou dans la bande sahélo-saharienne. Dans les conflits asymétriques et les guerres hybrides, nos adversaires ne jouent pas avec les mêmes règles que nous, même quand ils sont étatiques. Ceci induit une rupture dans les modes de conception et de production des équipements militaires. Les Urgences opérationnelles ont montré la nécessité d’être très réactifs pour répondre à court terme aux besoins capacitaires. L’approche de l’innovation doit donc s’adapter de manière à disposer de briques technologiques rapidement combinables dans des capacités nouvelles ou adaptées au contexte des missions et opérations. Ceci suppose un effort plus élevé de recherche amont et appliquée pour couvrir un spectre large de technologies et pour tester des concepts au travers de démonstrateurs.
Se donner les moyens de garder la main sur l’innovation technologique. Le besoin d’un effort accru de R&D est aussi lié à la fin de la superpuissance occidentale. En effet, depuis la première Guerre du Golfe, les pays de l’OTAN ont vécu dans un confort relatif quant aux menaces conventionnelles, parce que leur grande avance technologique assurait une domination quasi automatique en cas d’affrontement. Ceci s’est notamment incarné dans le concept de « Air Dominance ». Cette parenthèse historique est désormais bien refermée. La montée en puissance de la Chine (qui a multiplié par 5 son budget militaire depuis 2000), la renaissance militaire de la Russie (mise en évidence en Syrie) ou encore l’apparition de nouvelles puissances conventionnelles et parfois nucléaires, comme l’Inde, la Corée du Sud ou la Turquie, changent la donne sur la scène internationale. Le monde se réarme mais surtout se dote de nouveaux équipements qui réduisent significativement, voire annulent notre avantage capacitaire. Nos armées peuvent être bloquées par des stratégies de déni d’accès ou confrontées à des capacités adverses sans disposer de moyens de les contrer. Améliorer les capacités existantes ou en développer de nouvelles est une nécessité pour assurer la protection et l’efficacité de nos soldats. Il faut identifier les sources de rééquilibrage du rapport de forces capacitaires pour cibler les innovations technologiques (hypervélocité, furtivité) et non-technologiques (comme l’architecture appropriée des systèmes de combat aérien de demain) qui permettent de maintenir ou restaurer l’avantage opérationnel. Ceci suppose d’investir dans ce type d’innovations, seuls ou en coopération.
Tirer parti de la dualité sans abandonner les besoins spécifiques de la défense. Dans de nombreux domaines techniques, le rythme de l’innovation est plus soutenu dans le civil que dans la défense. Ceci découle de la nature des innovations demandées et de la taille des marchés civils comparativement aux commandes militaires. Il est donc tentant de réduire les budgets de R&D de défense pour s’appuyer uniquement sur les efforts d’innovation des entreprises civiles. Cependant ceci ne peut pas être la solution. Il est vraiment important que la base industrielle de défense travaille plus étroitement avec l’industrie civile pour mutualiser les efforts et tirer tous les bénéfices possibles des investissements quelles que soient leurs origines. Sans cette coopération, les coûts des équipements militaires risquent de devenir insoutenables tout en manquant des opportunités d’innovation. La convergence entre la base industrielle de défense et l’industrie civile est donc essentielle. A côté de cela, il ne faut pas perdre de vue qu’il restera toujours une part de spécificité dans les innovations liées aux équipements militaires. Dans ce cas, il n’est pas possible de compter sur le monde civil. Certaines spécifications et/ou performances recherchées par les armées ne seront jamais ou que très rarement recherchées par le secteur civil (inadaptation aux besoins civils, rentabilité trop faible, horizon trop lointain). La défense doit donc garder la capacité de financer ces activités spécifiques de R&D.
Adapter la base industrielle de défense pour pleinement tirer parti de la Quatrième révolution industrielle. Un effort budgétaire supplémentaire est enfin nécessaire pour transformer en profondeur la base industrielle. La France dispose d’une industrie performante mais, comme partout, elle est structurée sur des principes fordistes de la Troisième révolution industrielle. Or, cette approche, caractérisée par une production de masse de produits standardisés, n’est plus appropriée aux enjeux de l’armement. Ce modèle industriel suppose des séries de production longues et homogènes alors que la diversité aujourd’hui des opérations militaires favorise plutôt des séries courtes « customisées » aux besoins immédiats des soldats projetés en opérations. C’est ce que promet la 4ème révolution industrielle. Par la numérisation (digital transformation), l’impression 3D, la robotisation et d’autres outils, elle combine les avantages des modes précédents de production et une plus grande flexibilité à des coûts maîtrisés. Pour préserver l’autonomie stratégique, l’Etat doit accompagner la mutation des entreprises en soutenant l’innovation dans les modes de développement et de production. Les Etats-Unis s’y sont déjà attelés avec la Third Offset Strategy d’Ashton Carter tout comme la Chine où Xi Jinping a lancé une commission pour l’intégration civilo-militaire au plus haut niveau de l’Etat. Ces cinq défis majeurs ne pourront être relevés qu’à la condition que les outils contractuels de l’Etat s’adaptent. Les marchés publics actuels sont trop peu réactifs au besoin. Il faut aussi accroître l’attractivité des demandes militaires pour des entreprises en dehors de la base industrielle de défense. Une plus grande rapidité de traitement des achats et une simplification des démarches sont des éléments importants, ce qui ne devrait pas manquer de ressortir des travaux de la Revue stratégique de défense et de sécurité nationale.