L’escalade militaire en Syrie entre les forces soutenues par la Russie d’une part et la Turquie de l’autre laisse craindre un dérapage pouvant conduire à un conflit ouvert entre ces deux puissances militaires voisines. Ce ne serait d’ailleurs pas la première fois, si nous nous plaçons dans une perspective historique. La lutte entre ces deux empires pour la maîtrise du Caucase a conduit à de multiples guerres entre le 18è et le 20è siècle. Pourtant, la dynamique militaire en Syrie semble d’une autre nature tout comme les relations russo-turques dans le contexte géostratégique d’aujourd’hui. Il semble plus pertinent de voir la Turquie et la Russie comme des frères ennemis et non comme des puissances rivales au bord de l’affrontement.
Des risques possibles de dérapage… accidentel. Le début du mois de mars est indéniablement un nouveau moment critique dans le conflit en Syrie. Les derniers jours ont vu les tensions s’accroître sans cesse avec un risque de dérapage vers une confrontation directe entre la Turquie et la Russie. Les affrontements récents sont liés principalement aux frictions à la frontière des zones d’influence. En effet, les alliés syriens des Turcs et des Russes sont aujourd’hui en concurrence pour contrôler la province d’Idlib. La volonté du gouvernement de Damas de reconquérir les régions rebelles, avec l’appui militaire russe, aboutit à affronter des forces soutenues par la Turquie et, incidemment, les troupes turques elles-mêmes. Toutefois, l’objectif de la Russie ou de la Turquie n’est pas aujourd’hui d’engager un affrontement direct.
La difficulté découle d’objectifs peu compatibles. La Russie souhaite consolider le régime syrien dont l’objectif est de restaurer son contrôle sur l’ensemble du territoire national. Cette démarche se heurte à la volonté d’Erdogan de créer une zone tampon dans le Nord de la Syrie, avec l’aide de forces rebelles. L’objectif de la Turquie est double : développer une zone d’influence à l’encontre des Kurdes et des retombées de la guerre civile pour des raisons de sécurité intérieure, d’une part, et contrôler militairement une partie suffisante de la Syrie pour réimplanter localement les réfugiés syriens présents en Turquie, d’autre part.
Une alliance de nécessité. Par-delà les tensions actuelles, la Russie et la Turquie ont tout intérêt à s’entendre. Ceci ne veut pas dire qu’une alliance classique soit envisageable et que les relations bilatérales soient harmonieuses. La suspicion reste forte tout comme les rivalités et les divergences d’intérêts. Toutefois, la donne a changé depuis les années 2010 et un rapprochement de circonstance s’est opéré entre Erdogan et Poutine. Côté turc, Erdogan est devenu de plus en plus méfiant vis-à-vis des pays membres de l’Otan.
Le président turc soupçonne les Européens et, plus encore, les Américains d’avoir appuyé la tentative de coup d’Etat militaire en juillet 2016. L’achat des missiles russes S-400 constitue moins un affront vis-à-vis de l’Otan que la volonté d’Erdogan d’avoir la pleine maîtrise sur sa (propre) sécurité grâce à des capacités militaires entièrement sous contrôle. L’attitude des Etats-Unis et de l’Otan tend à conforter la Turquie dans ses craintes. Non seulement ils n’ont pas donné suite à la demande turque d’un déploiement de missiles Patriot à la frontière turco-syrienne pour protéger son territoire national, mais les Américains de refuser d’engager des frappes aériennes en Syrie en représailles des 34 soldats turcs tués lors des manoeuvres engagées par Damas et son allié russe contre les forces rebelles d’Idlib. De plus, les sanctions économiques contre la Russie suite aux affaires de Crimée et d’Ukraine créent une opportunité pour la Turquie. Celle-ci peut devenir un partenaire économique de la Russie, d’autant que ses entreprises sont fortement présentes en Asie centrale, une aire d’influence partagée.
L’affaiblissement international de la Russie la rend aussi plus accommodante, ce qui favorise un rapprochement géostratégique. Côté russe, le soutien au régime du parti Baas constitue un enjeu géostratégique important. La Syrie permet à la Russie de disposer de bases aériennes et d’un port en Méditerranée qui lui sont essentiels pour le maintien de son statut de grande puissance et peser au Proche Orient. Cet engagement n’est pas contradictoire avec un rapprochement économique avec la Turquie, permettant de contourner des sanctions très pénalisantes pour l’économie russe et donc, par ricochets, pour la capacité de Poutine à se maintenir au pouvoir. Il ne faut pas oublier aussi que la Russie craint d’avoir en Syrie et en Irak un foyer djihadiste. Les liens entre les mouvements islamiques radicaux en Russie et les théâtres syrien, irakien et afghan sont indéniables. Tout comme la France a besoin d’intervenir dans la bande sahélo-saharienne pour contrer la menace terroriste sur son territoire, la Russie voit son soutien au régime de Damas comme une clé de sa sécurité intérieure.
La stabilité comme objectif commun. La coopération entre Turquie et Russie se fonde donc sur une démarche pragmatique. Ces deux pays sont suffisamment puissants pour chercher à exister sur la scène internationale, mais ils n’ont plus les moyens d’une ambition mondiale. Certes, tous deux ont un comportement opportuniste, qui peut les amener à se faire face en Syrie ou en Libye, où ils poussent leurs pions. Toutefois, ces pays cherchent avant tout à créer des glacis et des zones d’influence qui sécurisent leurs frontières et leur apportent une stabilité. Combattre les désordres ou maîtriser des zones tampons constituent un objectif commun qui les amènent à travailler de concert.