Comment ne pas être frappé par la remontada des commentateurs pessimistes et désabusés qui retrouvent progressivement de la voix pour critiquer, condamner ou promettre à l’échec les initiatives de relance de la coopération européenne de défense mises sur la table depuis 3 ans ? Aux premières difficultés rencontrées sur cette voie ambitieuse, c’est la mode du scepticisme qui revient au galop et retrouve ses chantres habituels. Ceux-ci se divisent en trois catégories : les anciens combattants, les Cassandre, et les souverainistes. Pour reprendre Gramsci, ils ont en commun de céder au pessimisme de l’intelligence plutôt qu’à l’optimisme de la volonté.
1) Les anciens combattants sont ceux qui, fort d’une expérience dont ils peuvent faire d’interminables récits, refusent d’en tirer des enseignements pour l’avenir, et qui, ressassant les erreurs passées, ne veulent en réalité ni voir que le monde a changé, ni imaginer qu’on puisse faire autrement. Ils croient pouvoir décréter à grands coups de lignes rouges la façon dont l’Europe doit se conformer à leur vision d’une politique de défense qui est celle du monde d’hier : juxtaposition coordonnée de moyens nationaux dont chacun garde le contrôle, allergie à toute idée de gouvernance partagée qui leur dénierait un droit de veto, vaines incantations en faveur de projets de coopérations dont ils se réservent d’emblée le leadership, promotion d’un modèle capacitaire qui reconduit à l’identique la structure segmentée _ Terre, Air, Mer _ de notre appareil de défense et préserve, jusqu’à la thrombose, de grands programmes dans chacune des filières industrielles adossées à ce modèle. Ou encore l‘appréciation des progrès de l’Europe de la défense à la seule aune d’une augmentation des budgets militaires de chacun, comme si un préalable à la coopération était l’accroissement de son financement.
2) Les Cassandre, tout en professant leur foi européenne, sont dans l’objection permanente. Plutôt que de mettre leur énergie à trouver des solutions, ils s’acharnent à mettre en lumière les obstacles, les complications, les retards ou les impérities qu’ils présentent comme autant de raisons d’échouer. Ceux-là sont prompts en particulier à dénoncer les manquements de partenaires qui ne voient pas les choses comme eux : comment coopérer avec tel pays allié alors que nous n’avons pas la même politique d’engagement de nos forces armées, ou que nos décisions budgétaires sont asynchrones, ou que nos industries sont concurrentes à l’exportation? Comment mettre en place une gouvernance partagée capable de piloter efficacement des projets communs ambitieux et bienvenus tout en préservant les revendications spécifiques de chacun? Qu’attendre dans ces conditions de financements européens dont on se réjouit, mais dont l’allocation sera décidée selon des règles qui ne sont pas les nôtres et dont la gestion est entre les mains d’une Commission inexpérimentée en matière militaire ? Pires que les dévots, les Cassandre sont en réalité les faux dévots de la cause européenne.
3) Les plus redoutables, enfin, sont les souverainistes. Pour éviter tout amalgame politique, ils ne s’affichent en général pas comme tels, préférant prendre les habits plus avouables des anciens combattants ou des Cassandre. Mais l’intensité de leurs critiques à l’encontre des projets européens de défense est directement proportionnelle au niveau d’amputation que ces initiatives font, à leur sens, peser sur l’autonomie nationale en matière militaire.
Pour les souverainistes, il s’agit de défendre un pré carré qu’ils conçoivent comme une inexpugnable forteresse. Inutile de tenter de leur expliquer qu’aucun pays en Europe ne dispose aujourd’hui à lui seul d’une autonomie stratégique face aux nouvelles menaces, ni des capacités financières ou industrielles permettant de se doter sans partenariat des capacités à se protéger face à celles-ci. Inutile de leur répéter que la souveraineté qu’ils croient légitime de défendre, est en réalité déjà perdue puisqu’aucune opération militaire ne peut être aujourd’hui conduite sans un soutien exogène en matière de logistique ou de renseignement, ou sans employer des équipements produits en coopération et donc en dépendant de partenaires. Inutile, enfin, de leur rappeler que la France pèse aujourd’hui dans le monde, démographiquement et bientôt économiquement, autant que l’Irlande dans l’Union Européenne.
Ce que ces contempteurs de la construction d’une Europe de la défense sont en outre mal placés pour voir, c’est qu’ils ont des homologues dans les pays qui leur font face : le nationalisme qu’ils revendiquent, ou auquel ils se résolvent, nourrit en réalité celui d’alliés potentiels qui en viennent à douter de notre capacité à entrer avec eux dans une relation équilibrée de dépendance mutuelle acceptée. En définitive, il leur manque la lucidité du Prince de Salina, personnage du roman italien « Le Guépard »: ils refusent de voir que pour que tout soit comme avant, il faut que tout change…