Comme en février 1945, ce n’est pas tant la question du pétrole (réglée dès 1933 et très peu évoquée à bord du Quincy [1]) que la situation particulière de l’Arabie dans sa région qui explique le réengagement de l’Administration américaine. En février 1945, il s’agissait de garantir l’accès du royaume aux millions de soldats américains qui iraient d’Europe où la guerre était sur le point de s’achever et vers le Pacifique, où elle continuait. En novembre 2017, c’est bel et bien l’Iran qui est le moteur de la diplomatie américaine régionale. Redoutablement manœuvrier, l’Iran poursuit deux projets : l’encerclement de l’Arabie par le biais de ses proxies à Beyrouth, Damas, Sanaa et Bab el-Mandeb, Manama et Bagdad, et un programme balistique dont la seule existence (au-delà de sa performance opérationnelle incertaine) est une menace directe pour l’Arabie.
Démuni face un tel adversaire, MBS, au-delà de sa rhétorique guerrière (et peu crédible), n’a pas le choix de ses alliances : la sécurité du royaume passe par Washington, Tel-Aviv et Moscou.
Au premier, le Féroce a garanti allégeance, loyauté et contrats. L’allégeance passe d’un côté par son frère, Khaled bin Salman, ambassadeur aux Etats-Unis et ancien pilote de chasse sur F-15, le conseiller financier de celui-ci (Faisal bin Fahran al-Saud) canal direct avec le gendre du président Trump, Jared Kushner. La loyauté a été acquise par l’arrestation de plus de 700 imams en septembre et la promesse d’un éloignement de la dynastie du wahhabisme, lien pourtant consubstantiel à la monarchie saoudienne. Les contrats suivent enfin, comme en témoigne la relance des projets de vente FMS, ensablés depuis 2010 (dans les domaines de la Marine, de la défense sol-air, de la formation).
Au second, « Mr. Everything » a garanti un axe opérationnel contre Téhéran (sur les plans de la diplomatie, du renseignement, et des actions clandestines), trahissant l’esprit du Pacte de Quincy qui maintenait les Etats-Unis en dehors de la question juive au profit de la Palestine soutenue par l’Arabie…
Au troisième, MBS a promis des contrats d’armement – comme feu Abdallah en 2007 – en échange d’une modération russe sur Téhéran (en Syrie, pour éviter une « hezbollahsitation » de certaines parties du territoire syrien et irakien ; au Yémen, pour l’arrêt des livraisons d’armes aux Houthis ; à Bahreïn, pour réduire la propagande chiite). L’histoire des prochains mois dira si ces trois garanties suffisent, mais elle créditera MBS, après l’amateurisme coûteux (politique pétrolière) et meurtrier (guerre au Yémen) des premiers mois, d’avoir fait preuve de lucidité sur l’état du royaume sur les plans domestique et régional.
Pour la France, la question fondamentale est de savoir si elle a encore sa place de troisième voie entre un alignement sur les positions néoconservatrices et un bloc formé par Moscou-Damas et Téhéran. Elle oscille entre des positions traditionnelles (soutien, non à un Premier ministre démonétisé, mais à son pays, le Liban) et néoconservatrices (positions durcies sur l’Iran, contredisant l’impression plus modérée des premiers mois). Paris est de surcroît paralysé par son manque de renseignements fiables sur l’Arabie, ses décideurs et leurs réseaux ; ses soutiens locaux ont été décapités par la révolution de palais avec les arrestations de Prince Mitaeb (Garde nationale), d’Abdallah al-Sultan (chef de la Marine) et de Bakr Ben Laden (groupe que l’ancien ambassadeur français présentait comme la porte d’entrée du Royaume). Ses bastions traditionnels sont aux mains de dirigeants peu favorables à la France (aux RSADF, à la SANG et à la Marine) et les vrais conseillers de MBS (al-Khateeb, le financier du clan ; Faisal bin Salman, gouverneur de Médine ; Ghassan bin Abdulrahman al-Shibl, du groupe SRMG, etc) lui sont peu connus. Elle est enfin handicapée par la subsistance incroyable d’Odas, qui, si elle est reléguée à un syndic de faillite, doit encore se dégager des nombreuses « scories » du passé puis disparaître rapidement comme le Féroce l’a demandé à de nombreuses reprises, sans jamais – depuis février 2015 – être entendu par Paris.
[1] Lire à ce sujet le remarquable article d’Henri Laurens, professeur au Collège de France : « la légende du Pacte du Quincy », 23 février 2016.