Brexit ou pas Brexit – les jeux sont encore ouverts – les Britanniques ont toujours eu une position ambivalente vis à vis de l’Europe, y compris en matière de défense. Le référendum de 2016 n’a fait que cristalliser cette ambivalence. De ce point de vue, il n’y a rien de nouveau au pays de sa majesté. Ce qui est nouveau, c’est que le jeu historiquement à »un degré de liberté » (« in or out ») devient un jeu à »deux » voire »trois degrés » de liberté. En effet, le Brexit se greffe sur plusieurs mouvements de fond dont l’impact est encore incertain mais qui peuvent changer radicalement la donne tant pour les Britanniques que pour leurs partenaires européens. De ce fait, les britanniques sont dans une position beaucoup plus inconfortable que ne le laisse paraître leur flegme habituel.
Trois questions principales se posent à eux :
- Comment minimiser l’impact du Brexit sur le secteur de la défense – tant sur le plan opérationnel qu’industriel ?
- Est-il envisageable d’utiliser la défense comme monnaie d’échange dans les négociations avec l’Union Européenne, selon la pratique bien ancrée dans la culture britannique du « brinkmanship » (« stratégie du bord de l’abîme ») ?
- Y a-t-il matière à exploiter la situation actuelle pour développer un nouveau modèle (« blueprint ») de coopération en matière de défense dont les Britanniques se feraient les parangons ?
La première question se justifie par l’état de fébrilité actuel de l’outil militaro-industriel britannique. Les militaires, comme les industriels de la défense, sont déboussolés, incapables d’articuler une stratégie cohérente face aux incertitudes budgétaires et revirements du gouvernement en matière de politique de défense et de programmes d’armement. Après 15 ans de présence continue en Irak et Afghanistan, les forces sont atteintes de « war fatigue », leurs matériels sont vieillissants (avions Tornado et Typhoon, frégates Duke, chars Warrior…) et les investissements dans de nouveaux moyens et nouvelles technologies (avions F35, porte-avions, mini-chars Ajax, cybersécurité…) tardent à porter leurs fruits.
Sans ambages, le général Sir Richard Barrons, commandant du Joint Forces Command jusqu’en Avril 2016, va jusqu’à dire que les forces armées britanniques sont proches de la rupture (« close to breaking »), et que l’armée de terre notamment est en retard de 20 ans ! (« 20 years out of date »). Quant aux industriels, les nuages continuent de s’accumuler au-dessus d’eux : leur leader historique, BAE Systems, est dans une impasse stratégique, à la merci de contrats étatiques de plus en plus aléatoires, et semble impuissant face à la décroissance de son carnet de commandes. Les autres acteurs majeurs du secteur traversent tous une crise existentielle, de Cobham à Babcock en passant par Ultra Electronics, pourtant une des stars historiques du secteur, dont le PDG vient d’être contraint de démissionner après quatre années de résultats en déclin. Dans ce contexte, un « mauvais » Brexit, en sonnant le glas de nombreux projets industriels et militaires, tels que l’Avion de Combat Futur ou la participation aux Groupements Tactiques ou autres initiatives opérationnelles de l’EU, aurait un impact dramatique sur un secteur déjà en difficulté.
La seconde question, officiellement ignorée, n’en reste pas moins pertinente, car s’il y a bien un domaine dans lequel l’UE souhaite maintenir une relation privilégiée avec le Royaume Uni, c’est bien celui de la défense, notamment du fait des spécificités britanniques que sont leur statut de membre permanent du Conseil de Sécurité, leur relation privilégiée avec les Etats-Unis ainsi que leur capacité nucléaire. La dernière revue stratégique de défense et de sécurité nationale française ne le cache d’ailleurs pas, expliquant : « L’enjeu pour la France reste bien, en dépit du Brexit, d’ancrer le Royaume-Uni dans une coopération bilatérale de défense structurante dans tous les domaines, et ainsi de maintenir une relation de défense privilégiée avec le seul pays européen toujours doté d’ambitions globales, d’une dissuasion nucléaire et de la capacité de mener des opérations de haute intensité ». De manière similaire, l’Allemagne ne cesse d’envoyer des signaux indiquant l’importance stratégique qu’elle attache à l’implication continue du Royaume-Uni dans les actions militaires européennes. Ainsi, il peut être tentant pour les négociateurs britanniques de monnayer la mise à disposition des actifs militaires du pays en brandissant le spectre d’un arrêt de la coopération, aussi dangereux soit-il.
La troisième question est probablement la plus stimulante intellectuellement et la plus porteuse d’optimisme. Dans la mesure où le statu quo n’est satisfaisant pour personne, le Brexit pourrait jouer un rôle de catalyseur pour le développement d’un nouveau modèle (« blueprint ») de coopération internationale en matière de défense, plus en phase avec les réalités géopolitiques et sécuritaires du XXIè siècle. Un tel modèle aurait vocation à permettre la mise en cohérence des objectifs et des moyens de tous les acteurs de façon relativement flexible et modulaire tout en maximisant les opportunités de coopération. Cela étant, deux conditions nécessitent d’être remplies pour espérer y arriver (voir matrice de scénarios ci-dessous). D’une part, la dynamique d’intégration intra-européenne doit se renforcer (de ce point de vue l’accord annoncé le 13 novembre dernier entre 23 pays de l’UE pour une Permanent Structure Cooperation -PESCO – va dans la bonne direction). D’autre part, la « modularité » extra-européenne – avec l’OTAN, les Nations Unies et autres structures et partenaires tiers -, doit également se développer de façon significative.
Cette modularité s’exprime principalement par l’interopérabilité des forces, mais aussi par le développement de programmes bilatéraux et régionaux de coopération, institutionnels ou ad hoc, tels que le traité franco-britannique de Lancaster House, la « Joint Expeditionary Force », le « European Air Transport Command » ou le « Framework Nations Concept » de l’OTAN. Il est clair que ce scénario, qui serait « gagnant-gagnant » pour le Royaume-Uni et l’Europe de la Défense est loin d’être acquis. Pourtant, c’est bien vers celui-ci que le Royaume-Uni doit se tourner s’il veut limiter les dégâts d’une rupture dont les conséquences en chaîne pourraient être bien plus dramatiques que ce qu’une photo instantanée de la situation ferait apparaître aujourd’hui. En effet, comme le disait Woodrow Wilson : « Lorsque deux chemins se croisent, ce qui est important, ce n’est pas la distance qui les sépare au niveau du croisement ou juste après, mais la direction dans laquelle ils pointent ».
L’auteur : Antoine Gélain est co-fondateur et directeur de Paragon European Partners, cabinet de conseil en stratégie corporate auprès des entreprises européennes du secteur aéronautique, spatial et de la défense. Il vit à Londres depuis 20 ans. Il est joignable à agelain@paragonpartners.eu