« Nous assistons à un changement de la doctrine stratégique américaine. Il est d’importance majeure et il est totalement discret. Il devrait inciter les Européens, notamment les Français, les Allemands et les Anglais, à de profondes réflexions ». Cette novation stratégique, sans nom officiel, mais souvent dénommée par les commentateurs à Washington « light foot print strategy », que nous proposons de traduire de façon non littérale par « stratégie furtive », repose sur deux éléments majeurs : sur le plan militaire, elle est caractérisée par la priorité donnée à trois capacités susmentionnées :
– les drones et en particulier les drones armés de missiles air-sol très précis ;
– les forces spéciales ;
– les capacités défensives et offensives de cyber-défense avec la constitution d’un état-major ad hoc, le Cybercommand, colocalisé avec l’Agence nationale de cryptologie et renseignement électronique, la NSA, dont le directeur est en même temps le patron du Cybercommmand.
Sur le plan de l’emploi, l’innovation est la faculté que se donne le Président des États-Unis d’utiliser ces trois capacités sur le territoire d’états avec lesquels l’Amérique n’est pas en guerre, éventuellement sans le consentement de ces états si le Président estime que ces actions unilatérales sont indispensables pour assurer la sécurité des États-Unis. Dans ce cadre, les opérations sont toujours placées sous le commandement d’un responsable de la communauté du renseignement dans le cadre juridique d’une autorisation présidentielle d’action clandestine (« Presidential Finding ») dont les objectifs mais non le détail opérationnel sont communiqués, pour information, aux quatre dirigeants des Commissions du renseignement du Sénat et de la chambre des Représentants. C’est ainsi que toutes les frappes de drones au Pakistan ou au Yémen et le raid des forces spéciales américaines ayant abouti à la mort de Ben Laden ont été effectuées sous l’autorité du directeur de la CIA. Quant à l’opération Olympic Games de cyber-attaque contre les sites iraniens d’enrichissement, les informations officieuses publiées en juin 2012 indiquent qu’elle est menée par la « Communauté du renseignement ». Il apparaît en fait que non seulement le Pentagone accepte que des moyens militaires soient placés dans ces opérations clandestines sous le commandement de responsables du Renseignement mais qu’il le souhaite aussi. Une explication plausible de cette générosité pentagonale est : si ces actions étaient menées sous contrôle militaire, ce seraient des actions de guerre relevant de la Convention de Genève, ce qui exposerait évidemment les personnels impliqués alors que les opérations clandestines de la Communauté du renseignement se situent évidemment dans une zone de non-droit.
Une novation stratégique durable
Il est intéressant de noter la faible contestation politique et médiatique de cette stratégie d’actions clandestines dont les modalités sont définies par le seul Président. La principale raison est le pragmatisme américain : cette stratégie est globalement perçue comme un succès démontré en particulier par l’élimination d’Oussama Ben Laden lors du raid d’Abottabbad et la décapitation d’une bonne partie de l’état-major d’Al-Qaïda par les frappes de drones. Quant au cyber-sabotage du programme iranien d’enrichissement nucléaire, personne sur l’échiquier politique n’y trouve à redire, d’autant plus que l’Administration laisse entendre que c’est la meilleure alternative à une frappe israélienne sur les sites iraniens aux conséquences catastrophiques. D’autre part, traditionnellement aux États-Unis, les critiques des services secrets et des éventuels abus de l’autorité présidentielle viennent de la gauche libérale démocrate. Celle-ci a évidemment quelque gêne à attaquer sur ce terrain un Président démocrate libéral…
Quel peut être l’impact de l’élection présidentielle sur la « stratégie furtive » de Barack Obama ? Ce dernier, réélu, ne manquera pas de la poursuivre et d’augmenter les moyens qui lui sont consacrés. Il considère indispensable de poursuivre une réduction du gigantesque budget du Pentagone qui contribue tant au déficit budgétaire américain. Or, les opérations furtives permettent de protéger les intérêts vitaux des États-Unis (ou de maintenir leur imperium…) à des coûts très inférieurs à ceux des moyens militaires conventionnels, surtout parce qu’ils permettent d’éviter des expéditions du type Vietnam ou Irak que personne ne veut revoir à Washington. Mitt Romney élu Président n’aurait pas raisonné différemment.
Cette novation durable de la posture stratégique américaine dans un sens plus «unilatéraliste » aura un impact majeur sur la scène internationale. Dans le cadre de cet article, nous nous limiterons à mentionner trois conséquences importantes pour la politique de défense de la France actuellement réévaluée par la Commission du Livre blanc.
Conséquences pour la stratégie française
L’importance de la cyber-sécurité est reconnue en France depuis quelques années à la suite notamment de la médiatisation de pénétrations informatiques ayant visé des sites administratifs ou industriels majeurs, de l’Élysée et Bercy à une grande entreprise du secteur énergétique (AREVA, ndlr). La création de l’Agence nationale de sécurité des systèmes d’information (ANSSI) a été une initiative très positive pour coordonner la protection du patrimoine notamment économique contre de telles attaques. Cependant, malgré une analyse très lucide des cyber-menaces dans le Livre blanc de 2008 sur la Défense et la Sécurité nationale, la dimension « cyber-défense » n’a pas encore été prise suffisamment en compte en termes de moyens et d’organisation. La révélation de l’opération Olympic Games, première cyber-attaque destructive d’un État contre des sites industriels d’un autre État, comme d’ailleurs les multiples informations sur l’importance des moyens cyber-offensifs déployés par l’armée chinoise, doivent entraîner une conclusion de bon sens : les cyber-attaques visant les infrastructures majeures sont une menace militaire majeure à laquelle il convient de faire face par la défense et par la dissuasion.
L’extension du parapluie nucléaire aux cyber-attaques posant un problème de crédibilité, dissuader celles-ci n’est concevable que par le développement parallèle de moyens d’identification de l’agresseur et de capacités cyber-offensives rendant trop coûteuse une cyber-agression pour l’État l’ayant initiée. Il paraît donc hautement souhaitable que cyber-défense et cyber-dissuasion deviennent une priorité stratégique de la France et que la réflexion nécessaire en termes de moyens, de doctrine et d’organisation soit entreprise dans le cadre de la Commission du Livre blanc.
Nous avons vu que les frappes de missiles tirés de drones sont une composante majeure de la stratégie furtive d’Obama. Au-delà des actions clandestines, les drones, armés ou de pure reconnaissance, jouent un rôle de plus en plus important dans la posture militaire américaine. D’ores et déjà, l’Air Force Academy, l’École de l’air américaine, forme plus de pilotes de drone que de pilotes d’avion. Et tout indique que cette tendance va s’accentuer. Même des acteurs émergents comme l’Iran développent leurs capacités en matière de drones.
Or, les armées françaises ont pris un retard important tant en termes de déploiement de drones que de concepts opérationnels. En particulier on a observé jusqu’à tout récemment un blocage conceptuel à l’utilisation de drones armés de missiles air-sol, alors même qu’une telle capacité pourrait s’avérer très utile face aux menaces actuelles ou futures, notamment en cas d’aggravation de la situation au Sahel. D’autre part, les rivalités politico-industrielles franco-françaises et européennes ont abouti à une dépendance extra-européenne en matière de drones stratégiques dits MALE (Medium Altitude Long Endurance). Une mise à plat d’ensemble de la problématique des drones dans tous ses aspects, débouchant sur des priorités d’action, devrait donc être également un des axes forts du Livre blanc.
Sur le plan politico-militaire, « la stratégie furtive » américaine est par essence unilatérale et secrète, ce qui n’exclut pas des coopérations au cas par cas dans des opérations ponctuelles. Le seul partenariat durable connu est avec Israël sur l’opération Olympic Games de cyber-attaques contre l’Iran.
Comme d’autre part il y a un consensus bi-partisan pour redéployer le gros des moyens militaires américains vers la zone Asie-Pacifique, il est très probable que l’OTAN, après son échec afghan et sa divine surprise libyenne, poursuivra une routine ouatée ne justifiant ni l’excès d’inquiétude des souverainistes ni l’excès de confiance des atlantistes.
Le contexte économique et politique n’étant pas pour quelque temps propice à une relance globale de l’Europe de la Défense, les novations stratégiques nécessaires en matière de drones et de cyber-défense devraient être autant que possible poursuivies en coopération avec l’Allemagne et la Grande-Bretagne, mais avec des potentialités différentes pour chacun de ces domaines :
– pour ce qui est des drones il n’y a aucun obstacle à une relation trilatérale tant sur le plan des développements industriels que des coopérations opérationnelles ;
– en revanche, une difficulté est probable en ce qui concerne le niveau de rapprochement avec la Grande-Bretagne lorsqu’il s’agira d’aller au-delà de la cyber-sécurité et de parler de moyens cyber-offensifs. En effet, depuis 1948 une coopération très étroite lie les organisations américaine et britannique de renseignement électronique, la NSA et le GCHQ. Or, comme le montre le Cybercommand américain co-localisé avec la NSA et dirigé par le directeur de cette Agence, les moyens cyber-offensifs dérivent naturellement des capacités de renseignement électronique.
La coopération en la matière de la France et de l’Allemagne avec le Royaume-Uni, aussi souhaitable soit-elle, risque donc d’être limitée par les contraintes résultant de la relation historique NSA-GCHQ. Pour une cyber-dissuasion franco-allemande, en revanche, rien ne s’oppose à un partenariat étroit franco-allemand sur tous les aspects de la cyber-défense. Mieux même, alors que l’hostilité allemande au nucléaire a compliqué la reconnaissance de la stratégie de dissuasion nucléaire française au sein du couple franco-allemand, le développement de capacités permettant d’empêcher par protection ou dissuasion les cyber-agressions ne devrait violer aucun des deux tabous allemands, le fondamental qui est le nucléaire et le relatif qui est l’intervention extérieure. Il devrait donc être possible de développer conjointement une nouvelle forme de dissuasion face aux nouvelles menaces qui ne cesseront de s’amplifier, celles des cyber-attaques sur les infrastructures vitales des deux pays économiquement si interdépendants. On peut donc exprimer un souhait : la création d’une capacité intégrée franco-allemande de cyber-dissuasion, visant à protéger les deux pays d’une des menaces majeures des cinquante prochaines années, pourrait être une des annonces majeures de la célébration le 22 janvier 2013 du cinquantenaire du traité de l’Élysée. Que la révélation de la cyber-stratégie offensive de Barack Obama puisse contribuer à une telle relance franco-allemande ne manquerait pas de sel…