Les développements de ces dernières années dans l’industrie de défense en Arabie saoudite et aux Emirats arabes unis (EAU) permettent d’établir des parallèles et de voir les différences qui distinguent les deux modèles. Tant l’industrie de défense saoudienne que celle des Emirats doivent affronter les mêmes contraintes. La première d’entre elle est la menace d’embargo au nom, soit de leur régime soit de leur politique étrangère. Cette menace vient d’Europe pour le moment (Allemagne, Norvège, Belgique, Royaume-Uni, Pays-Bas) et d’Afrique du Sud, mais pourrait un jour s’étendre aux Etats-Unis (où la législation bi-partisane au Congrès a failli réussir à interdire les ventes d’armes à destination de ces deux pays). Washington est aussi une menace, pour une seconde raison : sa politique stricte d’exportation des composants ITAR, si visible dans les domaines aéronautique (missiles, drones) et spatiale (satellites, logiciels de contrôle, etc.). Etre un pays exportateur comme le souhaitent devenir l’Arabie et les EAU signifie s’exposer aux mêmes diktats que les pays européens, à moins de prévoir dès l’origine une politique de substitution (que MBDA France et Thales, par exemple, ont menée sous la contrainte et dans l’urgence pour des dossiers égyptiens) ou d’avoir de bons arguments (comme la France l’a fait valoir jadis aux EAU sur le Scalp aux mêmes EAU).
La protection de la technologie est une explication, Israël, une autre, pays qui ne veut pas d’autre puissance militaire et technologique que la sienne dans la région. Les blocages américains actuels sur certaines ventes européennes, notamment françaises, trouvent là leur origine.
Enfin, Les Etats-Unis tentent aujourd’hui et demain plus qu’hier d’interdire les coopérations jugées par eux dangereuses : avec la Russie dans le domaine sol-air et avec la Chine dans le domaine des drones, par exemple. Or, l’Arabie comme les EAU veulent diversifier leurs sources d’approvisionnement et de partenariats, mais en sont d’ores et déjà empêchés par la menace de sanctions (CAATSA) que le Département d’Etat brandit à tout bout de champ et de manière fort peu diplomatique (voir le ton comminatoire utilisé envers l’Egypte sur l’hypothétique vente de Su-35 au Caire ou envers Riyad ou Doha pour leurs projets d’acquisition du S-400 russe).
Ces trois catégories de contraintes sont bien intégrées dans les réflexions saoudienne et émirati : jusqu’à quel degré pourront-ils cependant s’en dégager, eux qui dépendent très largement de la puissante machine des FMS ou du complexe militaro-industriel américain pour les pièces de rechange, les stocks de munitions, la formation et la maintenance… c’est-à-dire presque tout ce qui fait fonctionner une armée en guerre ?
C’est ici que le modèle émirati diffère du modèle saoudien. La politique industrielle émirati a été menée de manière progressive. Le regroupement sous un même toit (constitution d’EDIC) en a été la première étape. La deuxième _ la « désitarisation » progressive des produits, c’est-à-dire la désolidarisation industrielle d’avec les Etats-Unis _ a suivi : lancement d’une politique de drones indépendante et d’un avion anti-guérilla, développement du B-250 de Calidus (en large partie sans produits ITAR) qui vient d’être commandé à 24 exemplaires par l’armée de l’Air émirati sans parler de la politique spatiale ; la troisième étape a consisté à créer EDGE (voir Aerodefensenews n°234 page 2), société aussi hybride que les menaces qu’elle doit conjurer, mais qui propulse les EAU au premier rang des pays qui ont pris conscience de la nouvelle forme de la guerre menée dans la région : asymétrique, hybride et du faible au fort.
Le salon de Dubaï a permis de voir émerger la 4ème étape de la politique industrielle émirati : la constitution de centres d’excellence à vocation régionale. Cette politique est enfin menée avec l’appui de la France dont la capacité à concevoir et développer des produits performants et pouvant être utilisés en toute indépendance, est appréciée aux EAU. Cette carte de l’indépendance nationale est déclinée : centre d’essais en vol avec Dassault, centre spécialisée dans les radars avec Thales, dans l’optronique avec Safran et dans les missiles avec MBDA France.
En contrepoint, la politique saoudienne dans l’industrie d’armement est chaotique en dépit de la rationalité affichée. En théorie, la GAMI est le régulateur qui planifie les besoins des forces et met en place l’écosystème (fiscal, juridique, technologique) et la SAMI, le promoteur qui gère la politique de partenariat industriel qui en découle, mais l’énoncé des missions respectives des deux structures fait apparaître des zones de recoupement importants (soutien à la R&D, à la production locale et à l’exportation) et donc des zones de flou.
Divisé pour mieux obéir à MbS en dépit de personnes communes à tous ces organismes (dont l’incontournable Ghassan ben Abdulrahman Al-Shibl présent partout, et du coup probablement actif nulle part), le complexe militaro-industriel saoudien risque d’être victime de sa bureaucratie (trop de structures) et de son activisme (trop de partenariats) sans parler de son gigantisme (trop de secteurs à couvrir sur un grand territoire déséquilibré). Qu’il y ait besoin d’une structure au niveau de MbS pour coordonner toutes ces instances en dit long sur le degré de complexité de la machine mise en place.
Enfin, plus que les EAU, sa volonté d’émancipation vis-à-vis des Etats-Unis semble perdue d’avance car les partenaires retenus lui sont liés fortement (Espagne, Italie, etc) quand ils ne sont pas purement et simplement américains. L’absence de la France ne doit pas étonner : incapable de modifier ses réseaux à la suite des révolutions de palais successives, en retard d’une évolution en permanence (la création de JV pour produire des systèmes complexes l’a laissé sans voix, alors que Navantia s’est empressé de suivre la voie), elle a laissé Allemands, Espagnols, Italiens, Singapouriens, Sud-Africains au conseil et à l’équipe dirigeante de la SAMI. Un seul Français (Bruno Delile) mais deux Sud-Africains (Johan Steyn et Jan Wessels) : tel est le bilan de l’influence française dans l’un des organismes-clés de l’industrie d’armement saoudienne.
Présente de manière conséquente au sein de la Marine, de la défense sol-air et de la Garde, la France ne tient encore ses positions qu’en partie dans la SANG (Saudi arabian national Guard). Partout ailleurs, elle a été éjectée sans ménagement et remplacée par des pays sous domination américaine (Espagne, Italie, Singapour, et même Afrique du Sud) dont les produits sont pourtant très inférieurs aux siens et totalement dépendants du bon-vouloir américain.
Au bilan, confrontés aux mêmes contraintes, Arabie Saoudite et EAU évoluent différemment : la première en est encore au regroupement sous plusieurs toits différents, même si elle affiche des objectifs de production et d’exportation (trop) ambitieux et que la tutelle américaine n’a pas été secouée, les seconds en sont déjà à la création de centres d’excellence indépendants et à anticiper les formes nouvelles de la guerre… c’est-à-dire les deux modèles de l’avenir. Ce n’est pas pour rien que les EAU ont été appelés par le général Mattis « la petite Sparte ».